vendredi 1 juillet 2016

Moi, Pierre Lambert de la Motte, missionnaire en Asie

Ce Lexovien, contemporain de Louis XIV, est l’un des premiers grands missionnaires français. Pour évoquer sa vie et son œuvre, je vais essayer de me glisser dans sa peau et d’imaginer ses paroles. Le témoignage suivant est donc totalement fictif même si je m’appuie sur des faits avérés et des documents d’époque. Asseyez-vous confortablement, bouclez votre ceinture, nous partons pour l’Indochine. 

Un livre, publié en 2006, est
consacré à Pierre Lambert de la Motte 

« Les fièvres me laisseront-elles enfin en paix ? Je me fais difficilement à ce climat. Trop chaud, trop humide. Dans ma province natale de Normandie, on se plaignait de la rareté du soleil. Ici pendant la mousson, il pleut plusieurs mois de suite. Je vis à Ayutthaya, la capitale du royaume de Siam [l’actuelle Thaïlande]. Cela fait dix-huit ans que j’ai quitté la France sur le commandement du Très Saint Père [le pape Alexandre VII]. Il m’a nommé vicaire apostolique pour la Cochinchine [centre et sud Viêt Nam] à charge de poursuivre l’œuvre d’évangélisation des populations locales et de former un clergé indigène. Partis de Marseille le 27 novembre 1660, mes compagnons et moi avons pris le bateau qui nous a débarqués à Alexandrette [aujourd’hui Iskenderun en Turquie]. Puis, comme Marco Polo jadis, nous avons suivi la route des caravanes, passant par Alep, Badgad, Ispahan. Et enfin Ayutthaya en août 1662. Soit vingt et un mois de voyage pendant lesquels nous avons été exposés à la poussière des chemins, à la vigueur du soleil, aux attaques des pillards et à la cupidité des douaniers. Au moins, Dieu nous a laissé la vie. Mgr François Pallu, qui a préféré prendre la voie océanique, a perdu six de ses neuf compagnons pendant le trajet vers l’Asie. Arrivé à Ayutthaya, on m’a gardé de pousser jusqu’en Cochinchine. Trop dangereux. Les chrétiens y subissaient alors des persécutions. 
Détail d'une carte du royaume de Siam en 1687 (l'actuelle Thaïlande). A l'est, on peut voir les autres royaumes sur lesquels Lambert de la Motte agit : le Tonkin, la Cochinchine. Gallica/BNF (cliquez sur l'image pour l'agrandir)

Ayutthaya est une grande ville ceinturée par les bras du fleuve Menan [aujourd’hui Chao Phraya]. Dans l’eau veillent des crocodiles. À la saison des pluies, la campagne alentour ressemble davantage à un marais qu’à des terres labourées par la charrue. Le peuple cultive principalement du riz, lequel croit les pieds dans l’eau. Les natifs se reconnaissent à leur teint olivâtre ; ils sont doux et affables à notre égard. Mais s’y côtoie une multitude d’autres nations : les Portugais, les Japonais, les Malais et nous, les Français. Les temples que les Portugais appellent pagode sont couverts d’or à l’extérieur. Les membres du clergé local se remarquent à leur habit jaune cerclé d’une écharpe rouge [ce sont les bonzes bouddhistes]. J’avoue avoir du mal à saisir leur religion. Ils ne prient pas de dieux, n’envisagent pas un au-delà. Leur espérance se limite à la réincarnation sous la forme d’un homme riche et puissant, voire d’un animal. Par crainte de donner la mort à un ancêtre réincarné, ils rechignent à tuer les bêtes. 

Les ruines d'Ayuthia, capitale du royaume de Siam (cliquez sur l'image pour l'agrandir)
Le roi de Siam, Phra Narai, est aussi respecté dans son royaume que Sa Majesté [Louis XIV] en France. Ses sujets le regardent comme une divinité si bien qu’à son approche ils gardent les yeux baissés et aucun n’ose le dévisager. Parfois, certains jours de fêtes, Phra Narai se montre à son peuple. Il se déplace naviguant sur un magnifique bateau ou trônant sur un éléphant. Nous avons caressé l’espoir de le convertir. Son peuple tout entier l’aurait probablement suivi dans le baptême. Phra Nai témoigne en effet d’une curiosité insatiable à l’égard des étrangers et de leur croyance. Sa bienveillance nous a permis d’obtenir un terrain sur lequel nous avons bâti une chapelle, un séminaire, et un hôpital pour les pauvres. Je ne crois plus à sa conversion et le soupçonne de s’intéresser davantage à nos connaissances scientifiques qu’au dogme catholique. Au moins nous autorise-t-il à faire de ses sujets des chrétiens. Nos efforts et notre méthode portent leurs fruits. Nous baptisons des centaines d’indigènes et ordonnons parmi eux des prêtres. La promotion d’un clergé autochtone est à mon sens la garantie du succès de la mission, sinon le christianisme s’implantera superficiellement. Ces nouveaux prêtres peinent toutefois à maîtriser le latin. 

J’ai finalement pu me rendre en Cochinchine, mais aussi au Tonkin [nord du Viêt Nam]. À la différence de Phra Narai, les rois et les gouverneurs voisins sont plutôt hostiles aux chrétiens. J’ai tout de même pu visiter les communautés déjà existantes. Une Église locale s’ébauche. Par contre, les missionnaires que j’ai envoyés au Laos ne sont jamais revenus. Assassinés. Paix à leur âme. Mais, à mon désespoir, nos pires ennemis se cachent chez nos propres coreligionnaires : les Portugais, les Jésuites, les Dominicains. Avant mon arrivée, c’étaient eux qui étaient chargés de l’évangélisation du pays. Aujourd’hui, ils refusent de se soumettre à mon autorité malgré les lettres du Très Saint Père que je leur présente. Les Portugais ont essayé de me capturer pour m’expulser d’Asie. Je me demande si les fièvres qui me tourmentent depuis quelques mois ne sont pas la conséquence d’un empoisonnement. Quelques-uns de mes compagnons sont déjà morts ainsi, victimes de la jalousie de ces mauvais chrétiens. 

Je dois arrêter là mon récit. Le roi me réclame. J’en devine la raison. Depuis quelque temps, Phra Narai envisage d’envoyer une ambassade auprès de Sa Majesté [Louis XIV] et il compte bien que j’en fasse partie. Revenir en France ? Je ne m’en sens plus la force ; tant de choses restent encore à faire ici. »


L’idée de cet article m’est venue à la vue de cette plaque accrochée, rue au Char à Lisieux.
L'immeuble sur lequel est posée la plaque en l'honneur de Mgr Lambert de la Motte, rue au Char (cliquez sur l'image pour l'agrandir). On la voit derrière l'enseigne "musique".
La plaque en l'honneur de Mgr Lambert de la Motte. Elle indique sa maison natale mais selon sa biographe Françoise Fauconnet-Buzelin, il serait né à la Boissière, sur le domaine familial de la Motte. En tout cas, Pierre Lambert est baptisé dans l'église Saint-Jacques, située juste en face de la plaque.
Le personnage de Pierre Lambert de la Motte m’était complètement inconnu. L’inscription le présente comme le cofondateur de la Société des missions étrangères à Paris. Cette institution siège toujours dans la capitale et poursuit le même but que celui assigné par Lambert de la Motte et ses deux collègues François Pallu et Ignace Cotolendi : préparer à la vie missionnaire des prêtres qui seront envoyés en Asie.
Le récit précédent s’appuie notamment sur un article Wikipédia long comme le bras et consacré à notre Lexovien. Les descriptions de la ville d’Ayutthaya sont inspirées d’un plan et d’une carte, dessinées vers 1687, donc peu après la mort de Pierre Lambert de la Motte. Notre personnage n’est finalement pas retourné en France. Une maladie le terrasse à Ayutthia en 1679, mais le roi de Siam Phra Narai (1657-1688) a effectivement envoyé une première ambassade en 1681, qui s’abîma en mer, et une seconde en 1684, que Louis XIV reçut fastueusement. 

Les ambassadeurs de Siam reçus par Louis XIV, en 1684. Gravure de Sébastien Le Clerc, L'Ancien. Musée de Versailles. Cliquez sur l'image pour l'agrandir

1 commentaire:

  1. Membre de la Société historique de Lisieux, Raymond Raveaux m'a fait découvrir un livre complet consacré à ce personnage : Henri de Frondeville, Un prélat normand évangélisateur et précurseur de l'influence française en Extrême-Orient : Pierre Lambert de la Motte, évêque de Béryte (1624-1679), Paris, éditions "Spes", (s. d.). Il est conservé dans les locaux de la société. Cet article a été rédigé avant la découverte de ce livre.

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