dimanche 1 novembre 2015

Moi, Paul Duchesne-Fournet, industriel et homme politique

Au lieu d'écrire sa biographie, je me suis mis dans la peau de Paul Duchesne-Fournet (1845-1906), figure lexovienne de la IIIe République. Millionnaire grâce à l'héritage de son grand-père, il s'est détourné des affaires économiques pour embrasser, avec réussite, une carrière politique locale et nationale. Les faits suivants sont véridiques ; j'ai par contre imaginé les pensées du personnage. Nous sommes en 1893.

"Du premier étage de mon château, j'embrasse du regard tout Lisieux : les quartiers ouvriers au sud, l'imposante cathédrale de Lisieux, le collège [aujourd'hui lycée Marcel Gambier], les usines le long de la Touques et le quartier bourgeois de la ville. Il y a cent ans, il n'y avait presque rien dans ce secteur de part et d'autre de la route de Pont-l'Evêque. C'était la campagne. Puis, à la fin du XVIIIe siècle, les remparts médiévaux ont été abattus, le fossé comblé et la ville a pu se déployer. Tout ce qu'il y a de meilleur à Lisieux habite ce quartier : les industriels, les avocats, les médecins, les notaires... Moi-même, j'y ai habité. Exactement en haut du boulevard de la Chaussée [aujourd'hui boulevard Carnot]. J'aperçois d'ailleurs de ma fenêtre mon ancienne demeure, en contrebas. Un véritable hôtel particulier. Mais je préfère mon actuelle résidence : un château que j'ai acheté. Je peux me promener dans le parc mais, surtout, je dois l'avouer, je domine les maisons de tous les bourgeois de la ville. Me voilà un quasi-aristocrate.

Montée vers le château Duchesne-Fournet, aujourd'hui collège Notre-Dame, lors d'une visite organisée par Pays d'art et d'histoire

La position sociale à laquelle je suis parvenu impose quelques signes ostentatoires de richesse. A 48 ans, je suis une figure locale et nationale. J'ai été député ; je suis aujourd'hui conseiller général du canton de Blangy-le-Château (depuis vingt ans, déjà) et je viens d'être élu maire de Norolles. Vous vous demandez bien pourquoi je suis maire d'une aussi petite commune et non de ma ville. On m'a proposé la fonction de maire de Lisieux en 1878 mais j'ai décliné. Un tâche bien trop ingrate. Entre la gestion des hôpitaux, des écoles, les travaux d'adduction d'eau et de gaz, la police et la sécurité dans la ville, j'aurais été débordé. La gestion de Norolles est bien moins compliquée. 
Salle de réception du château Duchesne-Fournet, inspiré du style Louis XIV
  
Je suis l'héritier d'une partie de l'empire industriel Fournet. Ce nom ne vous dit rien ? Vous devez être étranger à la ville pour le méconnaître. Jules Lambert Fournet était mon grand-père. Il fut peut-être le plus grand manufacturier [industriel] lexovien jusqu'à sa mort en 1871. C'est lui qui a notamment fondé la filature de lin d'Orival [aujourd'hui connue comme l'ancienne usine Wonder]. On dit que c'est l'une des plus belles et des plus grandes manufactures textile de France. Tout le monde est d'accord en tout cas pour la considérer comme le principal établissement industriel de la ville. J'ai donc hérité de cette formidable usine mais, il est vrai, que depuis quelques années, je me suis retiré des affaires. Je préfère investir dans la pierre et dans la terre. J'ai bien fait, l'industrie textile n'est plus aussi florissante qu'au temps de mon aïeul. 
L'usine d'Orival, fondée en 1865 par Jean Lambert Fournet, devenue usine Wonder jusqu'à sa fermeture en 1985

On me jalouse d'avoir hérité "des millions de mon grand-père". On me reproche de continuer à m'enrichir sur le dos de mes ouvriers payés une misère. Les mauvaises langues devraient reconnaître que si le peuple de Lisieux a du travail, c'est notamment grâce à moi. Je me soucie de mes ouvriers. Sous mon aspect rude, derrière mon caractère ferme, je cache un cœur d'or. Prenez mon mariage en 1874. A cette occasion, j'ai offert un banquet à tous les ouvriers de mes usines (oui, je ne possède pas que celle d'Orival). Au total, 1600 convives à table ! Le service comptait sept plats. Du gigot, des volailles, des brioches, des oranges... La plupart de mes ouvriers buvait du champagne pour la première fois. Mon mariage avec Lucie Ernestine a malheureusement peu duré : elle s'est éteinte à 29 ans. D'elle, je conserve un fort beau portrait à l'huile. Son visage clair ressort de son paletot noire bordé de fourrures.
Portrait de Mme Paul Duchesne-Fournet, par Jean-Jacques Henner (1879). Los Angeles County Museum of Art.

L'année prochaine (1894) sera importante : j'ai décidé de me relancer en politique. Je convoite pour la première fois un mandat de sénateur. J'affronterai le baron Jules Adolphe Brunet, le conseiller général de Saint-Pierre-sur-Dives. C'est un bonapartiste tandis que je soutiens le régime actuel, la République. Elle garantit aussi bien les libertés que la paix, nécessaire au développement économique. D'après mes amis, mes chances d'être élu sont bonnes". 

Et ce n'est pas tout

Pour ceux qui veulent connaître la suite de l'histoire, sachez que Paul Duchesne-Fournet remporta les élections sénatoriales de 1894. Il fut même réélu largement en 1903.

Contrairement aux apparences, le boulevard Duchesne-Fournet ne rappelle pas la mémoire de Paul Duchesne-Fournet. Il renvoie à sa mère, Marie-Célinie Duchesne-Fournet, bienfaitrice de Lisieux. En 1889, cette veuve offrit une fort jolie somme à la ville dans le but d'assurer une rente viagère de 300 fr à 40 ouvriers et ouvrières, trop vieux pour continuer à travailler dans les usines Duchesne-Fournet. En 1896, le conseil municipal présidé par le maire Henry Chéron renomma le boulevard de Pont-l'Evêque en son honneur.

Cette pseudo-autobiographie m'a été inspiré par la visite organisée par Pays d'Art et d'histoire le 19 octobre 2015 "Demeures bourgeoises de Lisieux". Les commentaires de notre guide, Marguerite de Mezerac, ont alimenté ce texte.

Demeures bourgeoises boulevard Herbert-Fournet. La famille Herbet-Fournet était cousine des Duchesne-Fournet.

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